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Le Bourgeois Gentilhomme CLÉONTE, COVIELLE.
Scène IX
CLÉONTE, COVIELLE.
CLÉONTE: Quoi? traiter un amant de la sorte, et un amant le
plus fidèle et le plus passionné de tous les amants?
COVIELLE: C'est une chose épouvantable, que ce qu'on nous fait
à tous deux.
CLÉONTE: Je fais voir pour une personne toute l'ardeur et
toute la tendresse qu'on peut imaginer; je n'aime rien au monde
qu'elle, et je n'ai qu'elle dans l'esprit; elle fait tous mes
soins, tous mes désirs, toute ma joie; je ne parle que d'elle,
je ne pense qu'à elle, je ne fais des songes que d'elle, je ne
respire que par elle, mon cur vit tout en elle: et voilà de
tant d'amitié la digne récompense! Je suis deux jours sans
la voir, qui sont pour moi deux siècles effroyables: je la
rencontre par hasard; mon cur, à cette vue, se sent tout
transporté, ma joie éclate sur mon visage, je vole avec
ravissement vers elle; et l'infidèle détourne de moi ses
regards, et passe brusquement, comme si de sa vie elle ne m'avait vu!
COVIELLE: Je dis les mêmes choses que vous.
CLÉONTE: Peut-on rien voir d'égal, Covielle, à cette
perfidie de l'ingrate Lucile?
COVIELLE: Et à celle, Monsieur, de la pendarde de Nicole?
CLÉONTE: Après tant de sacrifices ardents, de soupirs, et
de vux que j'ai faits à ses charmes!
COVIELLE: Après tant d'assidus hommages, de soins et de
services que je lui ai rendus dans sa cuisine!
CLÉONTE: Tant de larmes que j'ai versées à ses genoux!
COVIELLE: Tant de seaux d'eau que j'ai tirés au puits pour elle!
CLÉONTE: Tant d'ardeur que j'ai fait paraître à la
chérir plus que moi-même!
COVIELLE: Tant de chaleur que j'ai soufferte à tourner la
broche à sa place!
CLÉONTE: Elle me fuit avec mépris!
COVIELLE: Elle me tourne le dos avec effronterie!
CLÉONTE: C'est une perfidie digne des plus grands châtiments.
COVIELLE: C'est une trahison à mériter mille soufflets.
CLÉONTE: Ne t'avise point, je te prie, de me parler jamais pour elle.
COVIELLE: Moi, Monsieur! Dieu m'en garde!
CLÉONTE: Ne viens point m'excuser l'action de cette infidèle.
COVIELLE: N'ayez pas peur.
CLÉONTE: Non, vois-tu, tous tes discours pour la défendre
ne serviront de rien.
COVIELLE: Qui songe à cela?
CLÉONTE: Je veux contre elle conserver mon ressentiment, et
rompre ensemble tout commerce.
COVIELLE: J'y consens.
CLÉONTE: Ce Monsieur le Comte qui va chez elle lui donne
peut-être dans la vue; et son esprit, je le vois bien, se
laisse éblouir à la qualité. Mais il me faut, pour mon
honneur, prévenir l'éclat de son inconstance. Je veux faire
autant de pas qu'elle au changement où je la vois courir, et
ne lui laisser pas toute la gloire de me quitter.
COVIELLE: C'est fort bien dit, et j'entre pour mon compte dans
tous vos sentiments.
CLÉONTE: Donne la main à mon dépit, et soutiens ma
résolution contre tous les restes d'amour qui me pourraient
parler pour elle. Dis-m'en, je t'en conjure, tout le mal que tu
pourras; fais-moi de sa personne une peinture qui me la rende
méprisable; et marque-moi bien, pour m'en dégoûter, tous
les défauts que tu peux voir en elle.
COVIELLE: Elle, Monsieur! Voilà une belle mijaurée, une
pimpesouée bien bâtie, pour vous donner tant d'amour! Je ne
lui vois rien que de très médiocre, et vous trouverez cent
personnes qui seront plus dignes de vous. Premièrement, elle a
les yeux petits.
CLÉONTE: Cela est vrai, elle a les yeux petits; mais elle les
a pleins de feux, les plus brillants, les plus perçants du
monde, les plus touchants qu'on puisse voir.
COVIELLE: Elle a la bouche grande.
CLÉONTE: Oui; mais on y voit des grâces qu'on ne voit point
aux autres bouches; et cette bouche, en la voyant, inspire des
désirs, est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde.
COVIELLE: Pour sa taille, elle n'est pas grande.
CLÉONTE: Non; mais elle est aisée et bien prise.
COVIELLE: Elle affecte une nonchalance dans son parler, et dans
ses actions.
CLÉONTE: Il est vrai; mais elle a grâce à tout cela, et
ses manières sont engageantes, ont je ne sais quel charme à
s'insinuer dans les cours.
COVIELLE: Pour de l'esprit.
CLÉONTE: Ah! elle en a, Covielle, du plus fin, du plus délicat.
COVIELLE: Sa conversation.
CLÉONTE: Sa conversation est charmante.
COVIELLE: Elle est toujours sérieuse.
CLÉONTE: Veux-tu de ces enjouements épanouis, de ces joies
toujours ouvertes? et vois-tu rien de plus impertinent que des
femmes qui rient à tout propos?
COVIELLE: Mais enfin elle est capricieuse autant que personne du monde.
CLÉONTE: Oui, elle est capricieuse, j'en demeure d'accord;
mais tout sied bien aux belles, on souffre tout des belles.
COVIELLE: Puisque cela va comme cela, je vois bien que vous avez
envie de l'aimer toujours.
CLÉONTE: Moi, j'aimerais mieux mourir; et je vais la haïr
autant que je l'ai aimée.
COVIELLE: Le moyen, si vous la trouvez si parfaite?
CLÉONTE: C'est en quoi ma vengeance sera plus éclatante, en
quoi je veux faire mieux voir la force de mon cur: à la
haïr, à la quitter, toute belle, toute pleine d'attraits,
toute aimable que je la trouve. La voici.
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