La Critique de l'École des Femmes

Le texte de la Scène 5 de la pièce de Molière : La Critique de l’École des Femmes
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DORANTE, ÉLISE, LE MARQUIS, CLIMÈNE, URANIE.

DORANTE: Ne bougez, de grâce, et n'interrompez point votre discours. Vous êtes là sur une matière qui, depuis quatre jours, fait presque l'entretien de toutes les maisons de Paris, et jamais on n'a rien vu de si plaisant que la diversité des jugements qui se font là-dessus. Car enfin j'ai ouï condamner cette comédie à certaines gens, par les mêmes choses que j'ai vu d'autres estimer le plus.

URANIE: Voilà Monsieur le Marquis qui en dit force mal.

LE MARQUIS: Il est vrai, je la trouve détestable; morbleu! détestable du dernier détestable; ce qu'on appelle détestable.

DORANTE: Et moi, mon cher Marquis, je trouve le jugement détestable.

LE MARQUIS: Quoi? Chevalier, est-ce que tu prétends soutenir cette pièce?

DORANTE: Oui, je prétends la soutenir.

LE MARQUIS: Parbleu! je la garantis détestable.

DORANTE: La caution n'est pas bourgeoise. Mais, Marquis, par quelle raison, de grâce, cette comédie est-elle ce que tu dis?

LE MARQUIS: Pourquoi elle est détestable?

DORANTE: Oui.

LE MARQUIS: Elle est détestable, parce qu'elle est détestable.

DORANTE: Après cela, il n'y a plus rien à dire: voilà son procès fait. Mais encore instruis-nous, et nous dis les défauts qui y sont.

LE MARQUIS: Que sais-je, moi? je ne me suis pas seulement donné la peine de l'écouter. Mais enfin je sais bien que je n'ai jamais rien vu de si méchant, Dieu me sauve; et Dorilas, contre qui j'étais, a été de mon avis.

DORANTE: L'autorité est belle, et te voilà bien appuyé.

LE MARQUIS: Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre y fait. Je ne veux point d'autre chose pour témoigner qu'elle ne vaut rien.

DORANTE: Tu es donc, Marquis, de ces messieurs du bel air, qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seraient fâchés d'avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleure chose du monde? Je vis l'autre jour sur le théâtre un de nos amis, qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde; et tout ce qui égayait les autres, ridait son front. à tous les éclats de rire, il haussait les épaules, et regardait le parterre en pitié; et quelquefois aussi le regardant avec dépit, il lui disait tout haut: "Ris donc, parterre, ris donc." Ce fut une seconde comédie, que le chagrin de notre ami. Il la donna en galant homme à toute l'assemblée, et chacun demeura d'accord qu'on ne pouvait pas mieux jouer qu'il fit. Apprends, Marquis, je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n'a point de place déterminée à la comédie; que la différence du demi-louis d'or et de la pièce de quinze sols ne fait rien du tout au bon goût; que debout et assis, l'on peut donner un mauvais jugement; et qu'enfin, à le prendre en général, je me fierais assez à l'approbation du parterre, par la raison qu'entre ceux qui le composent, il y en a plusieurs qui sont capables de juger d'une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d'en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n'avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule.

LE MARQUIS: Te voilà donc, Chevalier, le défenseur du parterre? Parbleu! je m'en réjouis, et je ne manquerai pas de l'avertir que tu es de ses amis. Hay, hay, hay, hay, hay, hay.

DORANTE: Ris tant que tu voudras. Je suis pour le bon sens, et ne saurais souffrir les ébullitions de cerveau de nos marquis de Mascarille. J'enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicules, malgré leur qualité; de ces gens qui décident toujours et parlent hardiment de toutes choses, sans s'y connaître; qui dans une comédie se récrieront aux méchants endroits, et ne branleront pas à ceux qui sont bons; qui voyant un tableau, ou écoutant un concert de musique, blâment de même et louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de l'art qu'ils attrapent, et ne manquent jamais de les estropier, et de les mettre hors de place. Eh, morbleu! Messieurs, taisez-vous, quand Dieu ne vous a pas donné la connaissance d'une chose; n'apprêtez point à rire à ceux qui vous entendent parler, et songez qu'en ne disant mot, on croira peut-être que vous êtes d'habiles gens.

LE MARQUIS: Parbleu! Chevalier, tu le prends là.

DORANTE: Mon Dieu, Marquis, ce n'est pas à toi que je parle. C'est à une douzaine de messieurs qui déshonorent les gens de cœur par leurs manières extravagantes, et font croire parmi le peuple que nous nous ressemblons tous. Pour moi, je m'en veux justifier le plus qu'il me sera possible; et je les dauberai tant en toutes rencontres, qu'à la fin ils se rendront sages.

LE MARQUIS: Dis-moi un peu, Chevalier, crois-tu que Lysandre ait de l'esprit?

DORANTE: Oui sans doute, et beaucoup.

URANIE: C'est une chose qu'on ne peut pas nier.

LE MARQUIS: Demandez-lui ce qui lui semble de L’École des femmes: vous verrez qu'il vous dira qu'elle ne lui plaît pas.

DORANTE: Eh! mon Dieu! il y en a beaucoup que le trop d'esprit gâte, qui voient mal les choses à force de lumière, et même qui seraient bien fâchés d'être de l'avis des autres, pour avoir la gloire de décider.

URANIE: Il est vrai. Notre ami est de ces gens-là, sans doute. Il veut être le premier de son opinion, et qu'on attende par respect son jugement. Toute approbation qui marche avant la sienne est un attentat sur ses lumières, dont il se venge hautement en prenant le contraire parti. Il veut qu'on le consulte sur toutes les affaires d'esprit; et je suis sûre que, si l'auteur lui eût montré sa comédie avant que de la faire voir au public, il l'eût trouvée la plus belle du monde.

LE MARQUIS: Et que direz-vous de la marquise Araminte, qui la publie partout pour épouvantable, et dit qu'elle n'a pu jamais souffrir les ordures dont elle est pleine?

DORANTE: Je dirai que cela est digne du caractère qu'elle a pris, et qu'il y a des personnes qui se rendent ridicules, pour vouloir avoir trop d'honneur. Bien qu'elle ait de l'esprit, elle a suivi le mauvais exemple de celles qui, étant sur le retour de l'âge, veulent remplacer de quelque chose ce qu'elles voient qu'elles perdent, et prétendent que les grimaces d'une pruderie scrupuleuse leur tiendront lieu de jeunesse et de beauté. Celle-ci pousse l'affaire plus avant qu'aucune; et l'habileté de son scrupule découvre des saletés où jamais personne n'en avait vu. On tient qu'il va, ce scrupule, jusques à défigurer notre langue, et qu'il n'y a point presque de mots dont la sévérité de cette dame ne veuille retrancher ou la tête ou la queue, pour les syllabes déshonnêtes qu'elle y trouve.

URANIE: Vous êtes bien fou, Chevalier.

LE MARQUIS: Enfin, Chevalier, tu crois défendre ta comédie en faisant la satire de ceux qui la condamnent.

DORANTE: Non pas; mais je tiens que cette dame se scandalise à tort.

ÉLISE: Tout beau, Monsieur le Chevalier, il pourrait y en avoir d'autres qu'elle qui seraient dans les mêmes sentiments.

DORANTE: Je sais bien que ce n'est pas vous, au moins; et que lorsque vous avez vu cette représentation.

ÉLISE: Il est vrai; mais j'ai changé d'avis; et Madame sait appuyer le sien par des raisons si convaincantes, qu'elle m'a entraînée de son côté.

DORANTE: Ah! Madame, je vous demande pardon; et, si vous le voulez, je me dédirai, pour l'amour de vous, de tout ce que j'ai dit.

CLIMÈNE: Je ne veux pas que ce soit pour l'amour de moi, mais pour l'amour de la raison; car enfin cette pièce, à le bien prendre, est tout à fait indéfendable, et je ne conçois pas.

URANIE: Ah! voici l'auteur, Monsieur Lysidas. Il vient tout à propos pour cette matière. Monsieur Lysidas, prenez un siége vous-même, et vous mettez là.
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