Le Dépit Amoureux

Le texte complet de la pièce de Molière : Le Dépit amoureux. Acte 1 Scène 4
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MASCARILLE

Non, je ne trouve point d'état plus malheureux
Que d'avoir un patron jeune et fort amoureux.

GROS-RENÉ

Bonjour.

MASCARILLE

Bonjour.

GROS-RENÉ

Où tend Mascarille à cette heure?
Que fait-il? Revient-il? Va-t-il? Ou s'il demeure?

MASCARILLE

Non, je ne reviens pas, car je n'ai pas été;
Je ne vais pas aussi, car je suis arrêté;
Et ne demeure point, car tout de ce pas même
Je prétends m'en aller.

ÉRASTE

La rigueur est extrême:
Doucement, Mascarille.

MASCARILLE

Ha! Monsieur, serviteur.

ÉRASTE

Vous nous fuyez bien vite! Hé quoi? vous fais-je peur?

MASCARILLE

Je ne crois pas cela de votre courtoisie.

ÉRASTE

Touche: nous n'avons plus sujet de jalousie;
Nous devenons amis, et mes feux, que j'éteins,
Laissent la place libre à vos heureux desseins.

MASCARILLE

Plût à Dieu!

ÉRASTE

Gros-René sait qu'ailleurs je me jette.

GROS-RENÉ

Sans doute, et je te cède aussi la Marinette.

MASCARILLE

Passons sur ce point-là: notre rivalité
N'est pas pour en venir à grande extrémité.
Mais est-ce un coup bien sûr que Votre Seigneurie
Soit désenamourée, ou si c'est raillerie?

ÉRASTE

J'ai su qu'en ses amours ton maître était trop bien;
Et je serais un fou de prétendre plus rien
Aux secrètes faveurs que lui fait cette belle.

MASCARILLE

Certes vous me plaisez avec cette nouvelle.
Outre qu'en nos projets je vous craignais un peu,
Vous tirez sagement votre épingle du jeu.
Oui, vous avez bien fait de quitter une place
Où l'on vous caressait pour la seule grimace;
Et mille fois, sachant tout ce qui se passait,
J'ai plaint le faux espoir dont on vous repaissait:
On offense un brave homme alors que l'on l'abuse.
Mais d'où diantre, après tout, avez-vous su la ruse?
Car cet engagement mutuel de leur foi
N'eut pour témoins, la nuit, que deux autres et moi;
Et l'on croit jusqu'ici la chaîne fort secrète,
Qui rend de nos amants la flamme satisfaite.

ÉRASTE

Hé! que dis-tu?

MASCARILLE

Je dis que je suis interdit,
Et ne sais pas, Monsieur, qui peut vous avoir dit
Que sous ce faux semblant, qui trompe tout le monde,
En vous trompant aussi, leur ardeur sans seconde
D'un secret mariage a serré le lien.

ÉRASTE

Vous en avez menti.

MASCARILLE

Monsieur, je le veux bien.

ÉRASTE

Vous êtes un coquin.

MASCARILLE

D'accord.

ÉRASTE

Et cette audace
Mériterait cent coups de bâton sur la place.

MASCARILLE

Vous avez tout pouvoir.

ÉRASTE

Ha! Gros-René.

GROS-RENÉ

Monsieur.

ÉRASTE

Je démens un discours dont je n'ai que trop peur
(à Mascarille.)
Tu penses fuir?

MASCARILLE

Nenni.

ÉRASTE

Quoi? Lucile est la femme.

MASCARILLE

Non, monsieur: je raillais.

ÉRASTE

Ah! Vous railliez, infâme!

MASCARILLE

Non, je ne raillais point.

ÉRASTE

Il est donc vrai?

MASCARILLE

Non pas,
Je ne dis pas cela.

ÉRASTE

Que dis-tu donc?

MASCARILLE

Hélas!
Je ne dis rien, de peur de mal parler.

ÉRASTE

Assure
Ou si c'est chose vraie, ou si c'est imposture.

MASCARILLE

C'est ce qu'il vous plaira: je ne suis pas ici
Pour vous rien contester.

ÉRASTE

Veux-tu dire? Voici,
Sans marchander, de quoi te délier la langue.

MASCARILLE

Elle ira faire encor quelque sotte harangue!
Hé! de grâce, plutôt, si vous le trouvez bon,
Donnez-moi vitement quelques coups de bâton,
Et me laissez tirer mes chausses sans murmure.

ÉRASTE

Tu mourras, ou je veux que la vérité pure
S'exprime par ta bouche.

MASCARILLE

Hélas! Je la dirai;
Mais peut-être, monsieur, que je vous fâcherai.

ÉRASTE

Parle; mais prends bien garde à ce que tu vas faire:
À ma juste fureur rien ne te peut soustraire,
Si tu mens d'un seul mot en ce que tu diras.

MASCARILLE

J'y consens. Rompez-moi les jambes et les bras,
Faites-moi pis encor, tuez-moi, si j'impose
En tout ce que j'ai dit ici la moindre chose.

ÉRASTE

Ce mariage est vrai?

MASCARILLE

Ma langue, en cet endroit,
A fait un pas de clerc dont elle s'aperçoit;
Mais enfin cette affaire est comme vous la dites,
Et c'est après cinq jours de nocturnes visites,
Tandis que vous serviez à mieux couvrir leur jeu,
Que depuis avant-hier ils sont joints de ce nœud;
Et Lucile depuis fait encor moins paraître
La violente amour qu'elle porte à mon maître,
Et veut absolument que tout ce qu'il verra,
Et qu'en votre faveur son cœur témoignera,
Il l'impute à l'effet d'une haute prudence
Qui veut de leurs secrets ôter la connaissance.
Si malgré mes serments vous doutez de ma foi,
Gros-René peut venir une nuit avec moi,
Et je lui ferai voir, étant en sentinelle,
Que nous avons dans l'ombre un libre accès chez elle.

ÉRASTE

Ote-toi de mes yeux, maraud.

MASCARILLE

Et de grand cœur;
C'est ce que je demande.

ÉRASTE

Hé bien?

GROS-RENÉ

Hé bien, Monsieur,
Nous en tenons tous deux, si l'autre est véritable.

ÉRASTE

Las! Il ne l'est que trop, le bourreau détestable.
Je vois trop d'apparence à tout ce qu'il a dit;
Et ce qu'a fait Valère, en voyant cet écrit,
Marque bien leur concert, et que c'est une baye
Qui sert sans doute aux feux dont l'ingrate le paye
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