Le Dépit Amoureux Le texte complet de la pièce de Molière : Le Dépit amoureux. Acte 4 Scène 3
Je l'aperçois encor; mais ne vous rendez point. LUCILE Ne me soupçonne pas d'être faible à ce point. MARINETTE Il vient à nous. ÉRASTE Non, non, ne croyez pas, Madame, Que je revienne encor vous parler de ma flamme. C'en est fait; je me veux guérir, et connais bien Ce que de votre cœur a possédé le mien. Un courroux si constant pour l'ombre d'une offense M'a trop bien éclairci de votre indifférence, Et je dois vous montrer que les traits du mépris Sont sensibles surtout aux généreux esprits. Je l'avouerai, mes yeux observaient dans les vôtres Des charmes qu'ils n'ont point trouvés dans tous les autres, Et le ravissement où j'étais de mes fers Les aurait préférés à des sceptres offerts: Oui, mon amour pour vous, sans doute, était extrême; Je vivais tout en vous; et, je l'avouerai même, Peut-être qu'après tout j'aurai, quoiqu'outragé, Assez de peine encore à m'en voir dégagé: Possible que, malgré la cure qu'elle essaie, Mon âme saignera longtemps de cette plaie, Et qu'affranchi d'un joug qui faisait tout mon bien, Il faudra me résoudre à n'aimer jamais rien; Mais enfin il n'importe, et puisque votre haine Chasse un cœur tant de fois que l'amour vous ramène, C'est la dernière ici des importunités Que vous aurez jamais de mes vœux rebutés. LUCILE Vous pouvez faire aux miens la grâce toute entière, Monsieur, et m'épargner encor cette dernière. ÉRASTE Hé bien, Madame, hé bien, ils seront satisfaits! Je romps avecque vous, et j'y romps pour jamais, Puisque vous le voulez: que je perde la vie Lorsque de vous parler je reprendrai l'envie! LUCILE Tant mieux, c'est m'obliger. ÉRASTE Non, non, n'ayez pas peur Que je fausse parole: eussé-je un faible cœur Jusques à n'en pouvoir effacer votre image, Croyez que vous n'aurez jamais cet avantage De me voir revenir. LUCILE Ce serait bien en vain. ÉRASTE Moi-même de cent coups je percerais mon sein, Si j'avais jamais fait cette bassesse insigne, De vous revoir après ce traitement indigne. LUCILE Soit donc, n'en parlons plus. ÉRASTE Oui, oui, n'en parlons plus; Et pour trancher ici tous propos superflus, Et vous donner, ingrate, une preuve certaine Que je veux, sans retour, sortir de votre chaîne, Je ne veux rien garder qui puisse retracer Ce que de mon esprit il me faut effacer. Voici votre portrait: il présente à la vue Cent charmes éclatants dont vous êtes pourvue; Mais il cache sous eux cent défauts aussi grands, Et c'est un imposteur enfin que je vous rends. GROS-RENÉ Bon. LUCILE Et moi, pour vous suivre au dessein de tout rendre, Voilà le diamant que vous m'aviez fait prendre. MARINETTE Fort bien. ÉRASTE Il est à vous encor ce bracelet. LUCILE Et cette agate à vous, qu'on fit mettre en cachet. ÉRASTE lit. "Vous m'aimez d'une amour extrême, Éraste, et de mon cœur voulez être éclairci: Si je n'aime Éraste de même, Au moins aimé-je fort qu'Éraste m'aime ainsi. "Lucile." ÉRASTE continue. Vous m'assuriez par là d'agréer mon service? C'est une fausseté digne de ce supplice. LUCILE lit. "J'ignore le destin de mon amour ardente, Et jusqu'à quand je souffrirai; Mais je sais, Ô beauté charmante, Que toujours je vous aimerai. Éraste." (Lucile continue.) Voilà qui m'assurait à jamais de vos feux? Et la main et la lettre ont menti toutes deux. GROS-RENÉ Poussez. ÉRASTE Elle est de vous; suffit: même fortune. MARINETTE Ferme. LUCILE J'aurais regret d'en épargner aucune. GROS-RENÉ N'ayez pas le dernier. MARINETTE Tenez bon jusqu'au bout. LUCILE Enfin, voilà le reste. ÉRASTE Et, grâce au Ciel, c'est tout. Que sois-je exterminé, si je ne tiens parole! LUCILE Me confonde le Ciel, si la mienne est frivole! ÉRASTE Adieu donc. LUCILE Adieu donc. MARINETTE Voilà qui va des mieux. GROS-RENÉ Vous triomphez. MARINETTE Allons, ôtez-vous de ses yeux. GROS-RENÉ Retirez-vous après cet effort de courage. MARINETTE Qu'attendez-vous encor? GROS-RENÉ Que faut-il davantage? ÉRASTE Ha! Lucile, Lucile, un cœur comme le mien Se fera regretter, et je le sais fort bien. LUCILE Éraste, Éraste, un cœur fait comme est fait le vôtre Se peut facilement réparer par un autre. ÉRASTE Non, non: cherchez partout, vous n'en aurez jamais De si passionné pour vous, je vous promets. Je ne dis pas cela pour vous rendre attendrie: J'aurais tort d'en former encore quelque envie. Mes plus ardents respects n'ont pu vous obliger; Vous avez voulu rompre: il n'y faut plus songer; Mais personne, après moi, quoi qu'on vous fasse entendre, N'aura jamais pour vous de passion si tendre. LUCILE Quand on aime les gens, on les traite autrement; On fait de leur personne un meilleur jugement. ÉRASTE Quand on aime les gens, on peut, de jalousie, Sur beaucoup d'apparence, avoir l'âme saisie; Mais alors qu'on les aime, on ne peut en effet Se résoudre à les perdre, et vous, vous l'avez fait. LUCILE La pure jalousie est plus respectueuse. ÉRASTE On voit d'un œil plus doux une offense amoureuse. LUCILE Non, votre cœur, Éraste, était mal enflammé. ÉRASTE Non, Lucile, jamais vous ne m'avez aimé. LUCILE Eh! je crois que cela faiblement vous soucie. Peut-être en serait-il beaucoup mieux pour ma vie, Si je... Mais laissons là ces discours superflus: Je ne dis point quels sont mes pensers là-dessus. ÉRASTE Pourquoi? LUCILE Par la raison que nous rompons ensemble, Et que cela n'est plus de saison, ce me semble. ÉRASTE Nous rompons? LUCILE Oui, vraiment: quoi? n'en est-ce pas fait? ÉRASTE Et vous voyez cela d'un esprit satisfait? LUCILE Comme vous. ÉRASTE Comme moi? LUCILE Sans doute: c'est faiblesse De faire voir aux gens que leur perte nous blesse. ÉRASTE Mais, cruelle, c'est vous qui l'avez bien voulu. LUCILE Moi? Point du tout; c'est vous qui l'avez résolu. ÉRASTE Moi? Je vous ai cru là faire un plaisir extrême. LUCILE Point: vous avez voulu vous contenter vous-même. ÉRASTE Mais si mon cœur encor revoulait sa prison,. Si, tout fâché qu'il est, il demandait pardon?. LUCILE Non, non, n'en faites rien: ma faiblesse est trop grande, J'aurais peur d'accorder trop tôt votre demande. ÉRASTE Ha! vous ne pouvez pas trop tôt me l'accorder, Ni moi sur cette peur trop tôt le demander. Consentez-y, Madame: une flamme si belle Doit, pour votre intérêt, demeurer immortelle. Je le demande enfin: me l'accorderez-vous, Ce pardon obligeant? LUCILE Remenez-moi chez nous.
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