Dom Garcie de Navarre Le texte de la Scène 3 Acte 1 de la pièce de Molière : Dom Garcie de Navarre, ou le Prince jaloux
DOM GARCIE Je viens m'intéresser, Madame, au doux espoir qu'il vous vient d'annoncer. Ce frère qui menace un tyran plein de crimes, Flatte de mon amour les transports légitimes: Son sort offre à mon bras des périls glorieux Dont je puis faire hommage à l'éclat de vos yeux, Et par eux m'acquérir, si le Ciel m'est propice, La gloire d'un revers que vous doit sa justice, Qui va faire à vos pieds choir l'infidélité, Et rendre à votre sang toute sa dignité. Mais ce qui plus me plaît d'une attente si chère, C'est que pour être roi, le Ciel vous rend ce frère, Et qu'ainsi mon amour peut éclater au moins Sans qu'à d'autres motifs on impute ses soins, Et qu'il soit soupçonné que dans votre personne Il cherche à me gagner les droits d'une couronne. Oui, tout mon cœur voudrait montrer aux yeux de tous Qu'il ne regarde en vous autre chose que vous; Et cent fois, si je puis le dire sans offense, Ses vœux se sont armés contre votre naissance; Leur chaleur indiscrète a d'un destin plus bas Souhaité le partage à vos divins appas, Afin que de ce cœur le noble sacrifice Pût du Ciel envers vous réparer l'injustice, Et votre sort tenir des mains de mon amour Tout ce qu'il doit au sang dont vous tenez le jour. Mais puisque enfin les Cieux de tout ce juste hommage À mes feux prévenus dérobent l'avantage, Trouvez bon que ces feux prennent un peu d'espoir Sur la mort que mon bras s'apprête à faire voir, Et qu'ils osent briguer par d'illustres services D'un frère et d'un état les suffrages propices. DONE ELVIRE Je sais que vous pouvez, Prince, en vengeant nos droits Faire par votre amour parler cent beaux exploits; Mais ce n'est pas assez, pour le prix qu'il espère, Que l'aveu d'un état et la faveur d'un frère; Done Elvire n'est pas au bout de cet effort, Et je vous vois à vaincre un obstacle plus fort. DOM GARCIE Oui, Madame, j'entends ce que vous voulez dire: Je sais bien que pour vous mon cœur en vain soupire; Et l'obstacle puissant qui s'oppose à mes feux, Sans que vous le nommiez, n'est pas secret pour eux. DONE ELVIRE Souvent on entend mal ce qu'on croit bien entendre, Et par trop de chaleur, Prince, on se peut méprendre; Mais puisqu'il faut parler, désirez-vous savoir Quand vous pourrez me plaire, et prendre quelque espoir? DOM GARCIE Ce me sera, Madame, une faveur extrême. DONE ELVIRE Quand vous saurez m'aimer comme il faut que l'on aime. DOM GARCIE Et que peut-on, hélas! observer sous les cieux Qui ne cède à l'ardeur que m'inspirent vos yeux? DONE ELVIRE Quand votre passion ne fera rien paraître Dont se puisse indigner celle qui l'a fait naître. DOM GARCIE C'est là son plus grand soin. DONE ELVIRE Quand tous ses mouvements Ne prendront point de moi de trop bas sentiments. DOM GARCIE Ils vous révèrent trop. DONE ELVIRE Quand d'un injuste ombrage Votre raison saura me réparer l'outrage, Et que vous bannirez enfin ce monstre affreux Qui de son noir venin empoisonne vos feux, Cette jalouse humeur dont l'importun caprice Aux vœux que vous m'offrez rend un mauvais office, S'oppose à leur attente, et contre eux, à tous coups, Arme les mouvements de mon juste courroux. DOM GARCIE Ah! Madame, il est vrai, quelque effort que je fasse, Qu'un peu de jalousie en mon cœur trouve place, Et qu'un rival, absent de vos divins appas, Au repos de ce cœur vient livrer des combats. Soit caprice ou raison, j'ai toujours la croyance Que votre âme en ces lieux souffre de son absence, Et que malgré mes soins, vos soupirs amoureux Vont trouver à tous coups ce rival trop heureux. Mais si de tels soupçons ont de quoi vous déplaire, Il vous est bien facile, hélas! de m'y soustraire; Et leur bannissement, dont j'accepte la loi, Dépend bien plus de vous qu'il ne dépend de moi. Oui, c'est vous qui pouvez, par deux mots pleins de flamme, Contre la jalousie armer toute mon âme, Et des pleines clartés d'un glorieux espoir Dissiper les horreurs que ce monstre y fait choir. Daignez donc étouffer le doute qui m'accable, Et faites qu'un aveu d'une bouche adorable Me donne l'assurance, au fort de tant d'assauts, Que je ne puis trouver dans le peu que je vaux. DONE ELVIRE Prince, de vos soupçons la tyrannie est grande: Au moindre mot qu'il dit, un cœur veut qu'on l'entende, Et n'aime pas ces feux dont l'importunité Demande qu'on s'explique avec tant de clarté. Le premier mouvement qui découvre notre âme Doit d'un amant discret satisfaire la flamme; Et c'est à s'en dédire autoriser nos vœux Que vouloir plus avant pousser de tels aveux. Je ne dis point quel choix, s'il m'était volontaire, Entre Dom Sylve et vous mon âme pourrait faire; Mais vouloir vous contraindre à n'être point jaloux Aurait dit quelque chose à tout autre que vous; Et je croyais cet ordre un assez doux langage, Pour n'avoir pas besoin d'en dire davantage. Cependant votre amour n'est pas encor content: Il demande un aveu qui soit plus éclatant; Pour l'ôter de scrupule, il me faut à vous-même, En des termes exprès, dire que je vous aime; Et peut-être qu'encor, pour vous en assurer, Vous vous obstineriez à m'en faire jurer. DOM GARCIE Hé bien! Madame, hé bien! je suis trop téméraire: De tout ce qui vous plaît je dois me satisfaire. Je ne demande point de plus grande clarté; Je crois que vous avez pour moi quelque bonté, Que d'un peu de pitié mon feu vous sollicite, Et je me vois heureux plus que je ne mérite. C'en est fait, je renonce à mes soupçons jaloux. L'arrêt qui les condamne est un arrêt bien doux, Et je reçois la loi qu'il daigne me prescrire Pour affranchir mon cœur de leur injuste empire. DONE ELVIRE Vous promettez beaucoup, Prince; et je doute fort Si vous pourrez sur vous faire ce grand effort. DOM GARCIE Ah! Madame, il suffit, pour me rendre croyable, Que ce qu'on vous promet doit être inviolable, Et que l'heur d'obéir à sa divinité Ouvre aux plus grands efforts trop de facilité. Que le Ciel me déclare une éternelle guerre, Que je tombe à vos pieds d'un éclat de tonnerre, Ou, pour périr encor par de plus rudes coups, Puissé-je voir sur moi fondre votre courroux, Si jamais mon amour descend à la faiblesse De manquer aux devoirs d'une telle promesse, Si jamais dans mon âme aucun jaloux transport Fait ! Dom Pèdre apporte un billet. DONE ELVIRE J'en étais en peine, et tu m'obliges fort. Que le courrier attende. À ces regards qu'il jette, Vois-je pas que déjà cet écrit l'inquiète? Prodigieux effet de son tempérament! Qui vous arrête, Prince, au milieu du serment? DOM GARCIE J'ai cru que vous aviez quelque secret ensemble, Et je ne voulais pas l'interrompre. DONE ELVIRE Il me semble Que vous me répondez d'un ton fort altéré; Je vous vois tout à coup le visage égaré: Ce changement soudain a lieu de me surprendre; D'où peut-il provenir? le pourrait-on apprendre? DOM GARCIE D'un mal qui tout à coup vient d'attaquer mon cœur. DONE ELVIRE Souvent plus qu'on ne croit ces maux ont de rigueur, Et quelque prompt secours vous serait nécessaire. Mais encor, dites-moi, vous prend-il d'ordinaire? DOM GARCIE Parfois. DONE ELVIRE Ah! prince faible! Hé bien! par cet écrit Guérissez-le, ce mal: il n'est que dans l'esprit. DOM GARCIE Par cet écrit, Madame? Ah! ma main le refuse: Je vois votre pensée, et de quoi l'on m'accuse. Si... DONE ELVIRE Lisez-le, vous dis-je, et satisfaites-vous. DOM GARCIE Pour me traiter après de faible, de jaloux? Non, non. Je dois ici vous rendre un témoignage Qu'à mon cœur cet écrit n'a point donné d'ombrage; Et bien que vos bontés m'en laissent le pouvoir, Pour me justifier, je ne veux point le voir. DONE ELVIRE Si vous vous obstinez à cette résistance, J'aurais tort de vouloir vous faire violence; Et c'est assez enfin que vous avoir pressé De voir de quelle main ce billet m'est tracé. DOM GARCIE Ma volonté toujours vous doit être soumise: Si c'est votre plaisir que pour vous je le lise, Je consens volontiers à prendre cet emploi. DONE ELVIRE Oui, oui, Prince, tenez: vous le lirez pour moi. DOM GARCIE C'est pour vous obéir, au moins, et je puis dire DONE ELVIRE C'est ce que vous voudrez: dépêchez-vous de lire. DOM GARCIE Il est de Done Ignès, à ce que je connoi. DONE ELVIRE Oui. Je m'en réjouis et pour vous et pour moi. DOM GARCIE lit. "Malgré l'effort d'un long mépris, Le tyran toujours m'aime, et depuis votre absence, Vers moi, pour me porter au dessein qu'il a pris, Il semble avoir tourné toute la violence, Dont il poursuivait l'alliance De vous et de son fils." "Ceux qui sur moi peuvent avoir empire, 370 Par de lâches motifs qu'un faux honneur inspire Approuvent tous cet indigne lien. J'ignore encor par où finira mon martyre; Mais je mourrai plutôt que de consentir rien. Puissiez-vous jouir, belle Elvire, D'un destin plus doux que le mien! "Done Ignès." (Il continue.) Dans la haute vertu son âme est affermie. DONE ELVIRE Je vais faire réponse à cette illustre amie. Cependant apprenez, Prince, à vous mieux armer Contre ce qui prend droit de vous trop alarmer. J'ai calmé votre trouble avec cette lumière, Et la chose a passé d'une douce manière; Mais, à n'en point mentir, il serait des moments Où je pourrais entrer dans d'autres sentiments. DOM GARCIE Hé quoi! vous croyez donc ? DONE ELVIRE Je crois ce qu'il faut croire. Adieu: de mes avis conservez la mémoire; Et s'il est vrai pour moi que votre amour soit grand, Donnez-en à mon cœur les preuves qu'il prétend. DOM GARCIE Croyez que désormais c'est toute mon envie, Et qu'avant qu'y manquer je veux perdre la vie.
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