Dom Garcie de Navarre Le texte de la Scène 2 Acte 3 de la pièce de Molière : Dom Garcie de Navarre, ou le Prince jaloux
DOM SYLVE Je sais que mon abord, Madame, est surprenant, Et qu'être sans éclat entré dans cette ville, Dont l'ordre d'un rival rend l'accès difficile, Qu'avoir pu me soustraire aux yeux de ses soldats, C'est un événement que vous n'attendiez pas. Mais si j'ai dans ces lieux franchi quelques obstacles, L'ardeur de vous revoir peut bien d'autres miracles. Tout mon cœur a senti par de trop rudes coups Le rigoureux destin d'être éloigné de vous; Et je n'ai pu nier au tourment qui le tue Quelques moments secrets d'une si chère vue. Je viens vous dire donc que je rends grâce aux Cieux De vous voir hors des mains d'un tyran odieux. Mais parmi les douceurs d'une telle aventure, Ce qui m'est un sujet d'éternelle torture, C'est de voir qu'à mon bras les rigueurs de mon sort Ont envié l'honneur de cet illustre effort, Et fait à mon rival, avec trop d'injustice, Offrir les doux périls d'un si fameux service. Oui, Madame, j'avais, pour rompre vos liens, Des sentiments sans doute aussi beaux que les siens; Et je pouvais pour vous gagner cette victoire, Si le Ciel n'eût voulu m'en dérober la gloire. DONE ELVIRE Je sais, Seigneur, je sais que vous avez un cœur Qui des plus grands périls vous peut rendre vainqueur; Et je ne doute point que ce généreux zèle, Dont la chaleur vous pousse à venger ma querelle, N'eût, contre les efforts d'un indigne projet, Pu faire en ma faveur tout ce qu'un autre a fait. Mais, sans cette action dont vous étiez capable, Mon sort à la Castille est assez redevable: On sait ce qu'en ami plein d'ardeur et de foi Le Comte votre père a fait pour le feu Roi. Après l'avoir aidé jusqu'à l'heure dernière, Il donne en ses états un asile à mon frère; Quatre lustres entiers il y cache son sort Aux barbares fureurs de quelque lâche effort, Et pour rendre à son front l'éclat d'une couronne, Contre nos ravisseurs vous marchez en personne: N'êtes-vous pas content? et ces soins généreux Ne m'attachent-ils point par d'assez puissants nœuds? Quoi? votre âme, Seigneur, serait-elle obstinée À vouloir asservir toute ma destinée, Et faut-il que jamais il ne tombe sur nous L'ombre d'un seul bienfait, qu'il ne vienne de vous? Ah! souffrez, dans les maux où mon destin m'expose, Qu'aux soins d'un autre aussi je doive quelque chose; Et ne vous plaignez point de voir un autre bras Acquérir de la gloire où le vôtre n'est pas. DOM SYLVE Oui, Madame, mon cœur doit cesser de s'en plaindre: Avec trop de raison vous voulez m'y contraindre; Et c'est injustement qu'on se plaint d'un malheur, Quand un autre plus grand s'offre à notre douleur. Ce secours d'un rival m'est un cruel martyre; Mais, hélas! de mes maux ce n'est pas là le pire: Le coup, le rude coup dont je suis atterré, C'est de me voir par vous ce rival préféré. Oui, je ne vois que trop que ses feux pleins de gloire Sur les miens dans votre âme emportent la victoire; Et cette occasion de servir vos appas, Cet avantage offert de signaler son bras, Cet éclatant exploit qui vous fut salutaire, N'est que le pur effet du bonheur de vous plaire, Que le secret pouvoir d'un astre merveilleux, Qui fait tomber la gloire où s'attachent vos vœux. Ainsi tous mes efforts ne seront que fumée. Contre vos fiers tyrans je conduis une armée; Mais je marche en tremblant à cet illustre emploi, Assuré que vos vœux ne seront pas pour moi, Et que s'ils sont suivis, la fortune prépare L'heur des plus beaux succès aux soins de la Navarre. Ah! Madame, faut-il me voir précipité De l'espoir glorieux dont je m'étais flatté? Et ne puis-je savoir quels crimes on m'impute, Pour avoir mérité cette effroyable chute? DONE ELVIRE Ne me demandez rien avant que regarder Ce qu'à mes sentiments vous devez demander; Et sur cette froideur qui semble vous confondre Répondez-vous, Seigneur, ce que je puis répondre. Car enfin tous vos soins ne sauraient ignorer Quels secrets de votre âme on m'a su déclarer; Et je la crois, cette âme, et trop noble et trop haute, Pour vouloir m'obliger à commettre une faute. Vous-même dites-vous s'il est de l'équité De me voir couronner une infidélité, Si vous pouviez m'offrir sans beaucoup d'injustice Un cœur à d'autres yeux offert en sacrifice, Vous plaindre avec raison et blâmer mes refus, Lorsqu'ils veulent d'un crime affranchir vos vertus. Oui, Seigneur, c'est un crime; et les premières flammes Ont des droits si sacrés sur les illustres âmes, Qu'il faut perdre grandeurs et renoncer au jour, Plutôt que de pencher vers un second amour. J'ai pour vous cette ardeur que peut prendre l'estime Pour un courage haut, pour un cœur magnanime; Mais n'exigez de moi que ce que je vous dois, Et soutenez l'honneur de votre premier choix. Malgré vos feux nouveaux, voyez quelle tendresse Vous conserve le cœur de l'aimable comtesse, Ce que pour un ingrat (car vous l'êtes, Seigneur) Elle a d'un choix constant refusé de bonheur, Quel mépris généreux, dans son ardeur extrême, Elle a fait de l'éclat que donne un diadème; Voyez combien d'efforts pour vous elle a bravés, Et rendez à son cœur ce que vous lui devez. DOM SYLVE Ah! Madame, à mes yeux n'offrez point son mérite: Il n'est que trop présent à l'ingrat qui la quitte; Et si mon cœur vous dit ce que pour elle il sent, J'ai peur qu'il ne soit pas envers vous innocent. Oui, ce cœur l'ose plaindre, et ne suit pas sans peine L'impérieux effort de l'amour qui l'entraîne. Aucun espoir pour vous n'a flatté mes désirs Qui ne m'ait arraché pour elle des soupirs, Qui n'ait dans ses douceurs fait jeter à mon âme Quelques tristes regards vers sa première flamme, Se reprocher l'effet de vos divins attraits, Et mêler des remords à mes plus chers souhaits. J'ai fait plus que cela, puisqu'il vous faut tout dire: Oui, j'ai voulu sur moi vous ôter votre empire, Sortir de votre chaîne, et rejeter mon cœur Sous le joug innocent de son premier vainqueur. Mais après mes efforts, ma constance abattue Voit un cours nécessaire à ce mal qui me tue; Et dût être mon sort à jamais malheureux, Je ne puis renoncer à l'espoir de mes vœux; Je ne saurais souffrir l'épouvantable idée De vous voir par un autre à mes yeux possédée; Et le flambeau du jour, qui m'offre vos appas, Doit avant cet hymen éclairer mon trépas. Je sais que je trahis une princesse aimable; Mais, Madame, après tout, mon cœur est-il coupable? Et le fort ascendant que prend votre beauté Laisse-t-il aux esprits aucune liberté? Hélas! je suis ici bien plus à plaindre qu'elle: Son cœur, en me perdant, ne perd qu'un infidèle; D'un pareil déplaisir on se peut consoler; Mais moi, par un malheur qui ne peut s'égaler, J'ai celui de quitter une aimable personne, Et tous les maux encor que mon amour me donne. DONE ELVIRE Vous n'avez que les maux que vous voulez avoir, Et toujours notre cœur est en notre pouvoir: Il peut bien quelquefois montrer quelque faiblesse; Mais enfin sur nos sens la raison, la maîtresse
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