Les Fâcheux

Le texte de la Scène 4 Acte 2 de la pièce de Molière : Les Fâcheux
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ORANTE, CLYMÈNE, ÉRASTE.

ORANTE

Tout le monde sera de mon opinion.

CLYMÈNE

Croyez-vous l'emporter par obstination?

ORANTE

Je pense mes raisons meilleures que les vôtres.

CLYMÈNE

Je voudrais qu'on ouît les unes et les autres.

ORANTE

J'avise un homme ici qui n'est pas ignorant:
Il pourra nous juger sur notre différend.
Marquis, de grâce, un mot: souffrez qu'on vous appelle
Pour être entre nous deux juge d'une querelle,
D'un débat qu'ont ému nos divers sentiments
Sur ce qui peut marquer les plus parfaits amants.

ÉRASTE

C'est une question à vuider difficile,
Et vous devez chercher un juge plus habile.

ORANTE

Non: vous nous dites là d'inutiles chansons;
Votre esprit fait du bruit, et nous vous connaissons:
Nous savons que chacun vous donne à juste titre.

ÉRASTE

Hé! de grâce.

ORANTE

En un mot, vous serez notre arbitre:
Et ce sont deux moments qu'il vous faut nous donner.

CLYMÈNE

Vous retenez ici qui vous doit condamner;
Car enfin, s'il est vrai ce que j'en ose croire,
Monsieur à mes raisons donnera la victoire.

ÉRASTE

Que ne puis-je à mon traître inspirer le souci
D'inventer quelque chose à me tirer d'ici!

ORANTE

Pour moi, de son esprit j'ai trop bon témoignage,
Pour craindre qu'il prononce à mon désavantage.
Enfin, ce grand débat qui s'allume entre nous,
Est de savoir s'il faut qu'un amant soit jaloux.

CLYMÈNE

Ou, pour mieux expliquer ma pensée et la vôtre,
Lequel doit plaire plus d'un jaloux ou d'un autre.

ORANTE

Pour moi, sans contredit, je suis pour le dernier.

CLYMÈNE

Et dans mon sentiment, je tiens pour le premier.

ORANTE

Je crois que notre cœur doit donner son suffrage
À qui fait éclater du respect davantage.

CLYMÈNE

Et moi, que si nos vœux doivent paraître au jour,
C'est pour celui qui fait éclater plus d'amour.

ORANTE

Oui; mais on voit l'ardeur dont une âme est saisie
Bien mieux dans les respects que dans la jalousie.

CLYMÈNE

Et c'est mon sentiment, que qui s'attache à nous
Nous aime d'autant plus qu'il se montre jaloux.

ORANTE

Fi! ne me parlez point, pour être amants, Clymène,
De ces gens dont l'amour est fait comme la haine,
Et qui, pour tous respects et toute offre de vœux,
Ne s'appliquent jamais qu'à se rendre fâcheux;
Dont l'âme, que sans cesse un noir transport anime,
Des moindres actions cherche à nous faire un crime,
En soumet l'innocence à son aveuglement,
Et veut sur un coup d'œil un éclaircissement;
Qui, de quelque chagrin nous voyant l'apparence,
Se plaignent aussitôt qu'il naît de leur présence,
Et lorsque dans nos yeux brille un peu d'enjoûment,
Veulent que leurs rivaux en soient le fondement;
Enfin, qui prenant droit des fureurs de leur zèle,
Ne vous parlent jamais que pour faire querelle,
Osent défendre à tous l'approche de nos cours,
Et se font les tyrans de leurs propres vainqueurs.
Moi, je veux des amants que le respect inspire,
Et leur soumission marque mieux notre empire.

CLYMÈNE

Fi! ne me parlez point, pour être vrais amants,
De ces gens qui pour nous n'ont nuls emportements,
De ces tièdes galants, de qui les cours paisibles
Tiennent déjà pour eux les choses infaillibles,
N'ont point peur de nous perdre, et laissent chaque jour
Sur trop de confiance endormir leur amour,
Sont avec leurs rivaux en bonne intelligence,
Et laissent un champ libre à leur persévérance.
Un amour si tranquille excite mon courroux.
C'est aimer froidement que n'être point jaloux;
Et je veux qu'un amant, pour me prouver sa flamme,
Sur d'éternels soupçons laisse flotter son âme,
Et par de prompts transports donne un signe éclatant
De l'estime qu'il fait de celle qu'il prétend.
On s'applaudit alors de son inquiétude,
Et s'il nous fait parfois un traitement trop rude,
Le plaisir de le voir, soumis à nos genoux,
S'excuser de l'éclat qu'il a fait contre nous,
Ses pleurs, son désespoir d'avoir pu nous déplaire,
Sont un charme à calmer toute notre colère.

ORANTE

Si pour vous plaire il faut beaucoup d'emportement,
Je sais qui vous pourrait donner contentement;
Et je connais des gens dans Paris plus de quatre
Qui, comme ils le font voir, aiment jusques à battre.

CLYMÈNE

Si pour vous plaire il faut n'être jamais jaloux,
Je sais certaines gens fort commodes pour vous,
Des hommes en amour d'une humeur si souffrante,
Qu'ils vous verraient sans peine entre les bras de trente.

ORANTE

Enfin par votre arrêt vous devez déclarer
Celui de qui l'amour vous semble à préférer.

ÉRASTE

Puisqu'à moins d'un arrêt je ne m'en puis défaire,
Toutes deux à la fois je vous veux satisfaire;
Et pour ne point blâmer ce qui plaît à vos yeux,
Le jaloux aime plus, et l'autre aime bien mieux.

CLYMÈNE

L'arrêt est plein d'esprit; mais.

ÉRASTE

Suffit, j'en suis quitte.
Après ce que j'ai dit, souffrez que je vous quitte.
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