La Princesse d'Élide

Le texte de la quatrième scène du troisième acte de la pièce de Molière : La Princesse d’Élide
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LA PRINCESSE, EURYALE, MORON, ARBATE.

MORON: Seigneur, je vous donne avis que tout va bien. La Princesse souhaite que vous l'abordiez; mais songez bien à continuer votre rôle; et de peur de l'oublier, ne soyez pas longtemps avec elle.

LA PRINCESSE: Vous êtes bien solitaire, Seigneur; et c'est une humeur bien extraordinaire que la vôtre, de renoncer ainsi à notre sexe, et de fuir, à votre âge, cette galanterie dont se piquent tous vos pareils.

EURYALE: Cette humeur, Madame, n'est pas si extraordinaire, qu'on n'en trouvât des exemples sans aller loin d'ici; et vous ne sauriez condamner la résolution que j'ai prise de n'aimer jamais rien, sans condamner aussi vos sentiments.

LA PRINCESSE: Il y a grande différence; et ce qui sied bien à un sexe, ne sied pas bien à l'autre. Il est beau qu'une femme soit insensible, et conserve son cœur exempt des flammes de l'amour; mais ce qui est vertu en elle devient un crime dans un homme; et comme la beauté est le partage de notre sexe, vous ne sauriez ne nous point aimer, sans nous dérober les hommages qui nous sont dus, et commettre une offense dont nous devons toutes nous ressentir.

EURYALE: Je ne vois pas, Madame, que celles qui ne veulent point aimer doivent prendre aucun intérêt à ces sortes d'offenses.

LA PRINCESSE: Ce n'est pas une raison, Seigneur; et sans vouloir aimer, on est toujours bien aise d'être aimée.

EURYALE: Pour moi, je ne suis pas de même; et dans le dessein où je suis de ne rien aimer, je serais fâché d'être aimé.

LA PRINCESSE: Et la raison?

EURYALE: C'est qu'on a obligation à ceux qui nous aiment, et que je serais fâché d'être ingrat.

LA PRINCESSE: Si bien donc que, pour fuir l'ingratitude, vous aimeriez qui vous aimerait?

EURYALE: Moi, Madame? point du tout. Je dis bien que je serais fâché d'être ingrat; mais je me résoudrais plutôt de l'être que d'aimer.

LA PRINCESSE: Telle personne vous aimerait, peut-être que votre cœur.

EURYALE: Non! Madame, rien n'est capable de toucher mon cœur. Ma liberté est la seule maîtresse à qui je consacre mes vœux. Et quand le Ciel emploierait ses soins à composer une beauté parfaite, quand il assemblerait en elle tous les dons les plus merveilleux et du corps et de l'âme, enfin quand il exposerait à mes yeux un miracle d'esprit, d'adresse et de beauté, et que cette personne m'aimerait avec toutes les tendresses imaginables, je vous l'avoue franchement, je ne l'aimerais pas.

LA PRINCESSE: A-t-on jamais rien vu de tel?

MORON: Peste soit du petit brutal! J'aurais bien envie de lui bailler un coup de poing.

LA PRINCESSE, parlant en soi: Cet orgueil me confond, et j'ai un tel dépit, que je ne me sens pas.

MORON, parlant au Prince: Bon courage, Seigneur! Voilà qui va le mieux du monde.

EURYALE: Ah! Moron, je n'en puis plus! et je me suis fait des efforts étranges.

LA PRINCESSE: C'est avoir une insensibilité bien grande, que de parler comme vous faites.

EURYALE: Le Ciel ne m'a pas fait d'une autre humeur. Mais, Madame, j'interromps votre promenade, et mon respect doit m'avertir que vous aimez la solitude.
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