Le Tartuffe, ou l'Imposteur

Le texte de la Scène 1 Acte 1 de la pièce de Molière : Le Tartuffe, ou l'Imposteur
Le Tartuffe, Acte 1 Scène 2 >>
MADAME PERNELLE et FLIPOTE, sa servante, ELMIRE, MARIANE, DORINE, DAMIS, CLÉANTE.

MADAME PERNELLE
Allons, Flipote, allons; que d'eux je me délivre.

ELMIRE
Vous marchez d'un tel pas, qu'on a peine à vous suivre.

MADAME PERNELLE
Laissez, ma bru, laissez ; ne venez pas plus loin;
Ce sont toutes façons, dont je n'ai pas besoin.

ELMIRE
5 De ce que l'on vous doit, envers vous on s'acquitte.
Mais, ma mère, d'où vient que vous sortez si vite?

MADAME PERNELLE
C'est que je ne puis voir tout ce ménage-ci,
Et que de me complaire, on ne prend nul souci.
Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée;
10 Dans toutes mes leçons, j'y suis contrariée ;
On n'y respecte rien; chacun y parle haut,
Et c'est, tout justement, la cour du roi Pétaut*.

DORINE
Si...

MADAME PERNELLE
Vous êtes, mamie, une fille suivante
Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente:
15 Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis.

DAMIS
Mais...

MADAME PERNELLE
Vous êtes un sot en trois lettres, mon fils;
C'est moi qui vous le dis, qui suis votre grand'mère;
Et j'ai prédit cent fois à mon fils, votre père,
Que vous preniez tout l'air d'un méchant garnement,
20 Et ne lui donneriez jamais que du tourment.

MARIANE
Je crois...

MADAME PERNELLE
Mon Dieu, sa sœur, vous faites la discrète,
Et vous n'y touchez pas, tant vous semblez doucette:
Mais il n'est, comme on dit, pire eau, que l'eau qui dort,
Et vous menez sous chape, un train que je hais fort.

ELMIRE
Mais, ma mère...

MADAME PERNELLE
25 Ma bru, qu'il ne vous en déplaise,
Votre conduite en tout, est tout à fait mauvaise:
Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux,
Et leur défunte mère en usait beaucoup mieux.
Vous êtes dépensière, et cet état me blesse,
30 Que vous alliez vêtue ainsi qu'une princesse.
Quiconque à son mari veut plaire seulement,
Ma bru, n'a pas besoin de tant d'ajustement.

CLÉANTE
Mais, Madame, après tout...

MADAME PERNELLE
Pour vous, Monsieur son frère,
Je vous estime fort, vous aime, et vous révère:
35 Mais enfin, si j'étais de mon fils son époux,
Je vous prierais bien fort, de n'entrer point chez nous.
Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre,
Qui par d'honnêtes gens ne se doivent point suivre :
Je vous parle un peu franc, mais c'est là mon humeur,
40 Et je ne mâche point ce que j'ai sur le cœur.

DAMIS
Votre Monsieur Tartuffe est bien heureux sans doute...

MADAME PERNELLE
C'est un homme de bien, qu'il faut que l'on écoute;
Et je ne puis souffrir, sans me mettre en courroux,
De le voir querellé par un fou comme vous.

DAMIS
45 Quoi! je souffrirai, moi, qu'un cagot* de critique,
Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique ?
Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
Si ce beau monsieur-là n'y daigne consentir?

DORINE
S'il le faut écouter, et croire à ses maximes,
50 On ne peut faire rien, qu'on ne fasse des crimes,
Car il contrôle tout, ce critique zélé.

MADAME PERNELLE
Et tout ce qu'il contrôle, est fort bien contrôlé.
C'est au chemin du Ciel qu'il prétend vous conduire ;
Et mon fils, à l'aimer, vous devrait tous induire.

DAMIS
55 Non, voyez-vous, ma mère, il n'est père, ni rien,
Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien.
Je trahirais mon cœur, de parler d'autre sorte;
Sur ses façons de faire, à tous coups je m'emporte;
J'en prévois une suite, et qu'avec ce pied plat
60 Il faudra que j'en vienne à quelque grand éclat.

DORINE
Certes, c'est une chose aussi qui scandalise,
De voir qu'un inconnu céans s'impatronise ;
Qu'un gueux qui, quand il vint, n'avait pas de souliers,
Et dont l'habit entier valait bien six deniers,
65 En vienne jusque-là, que de se méconnaître,
De contrarier tout, et de faire le maître.

MADAME PERNELLE
Hé, merci de ma vie* il en irait bien mieux,
Si tout se gouvernait par ses ordres pieux.

DORINE
Il passe pour un saint dans votre fantaisie;
70 Tout son fait, croyez-moi, n'est rien qu'hypocrisie.

MADAME PERNELLE
Voyez la langue!

DORINE
À lui, non plus qu'à son Laurent,
Je ne me fierais, moi, que sur un bon garant.

MADAME PERNELLE
J'ignore ce qu'au fond le serviteur peut être;
Mais pour homme de bien, je garantis le maître.
75 Vous ne lui voulez mal, et ne le rebutez*,
Qu'à cause qu'il vous dit à tous vos vérités.
C'est contre le péché que son cœur se courrouce,
Et l'intérêt du Ciel est tout ce qui le pousse.

DORINE
Oui; mais pourquoi surtout, depuis un certain temps,
80 Ne saurait-il souffrir qu'aucun hante céans?
En quoi blesse le Ciel une visite honnête,
Pour en faire un vacarme à nous rompre la tête?
Veut-on que là-dessus je m'explique entre nous?
Je crois que de Madame il est, ma foi, jaloux.

MADAME PERNELLE
85 Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites.
Ce n'est pas lui tout seul qui blâme ces visites ;
Tout ce tracas qui suit les gens que vous hantez,
Ces carrosses sans cesse à la porte plantés,
Et de tant de laquais le bruyant assemblage,
90 Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage.
Je veux croire qu'au fond il ne se passe rien;
Mais enfin on en parle, et cela n'est pas bien.

CLÉANTE
Hé, voulez-vous, Madame, empêcher qu'on ne cause?
Ce serait dans la vie une fâcheuse chose,
95 Si pour les sots discours où l'on peut être mis,
Il fallait renoncer à ses meilleurs amis:
Et quand même on pourrait se résoudre à le faire,
Croiriez-vous obliger tout le monde à se taire?
Contre la médisance il n'est point de rempart ;
100 À tous les sots caquets n'ayons donc nul égard;
Efforçons-nous de vivre avec toute innocence,
Et laissons aux causeurs une pleine licence.

DORINE
Daphné notre voisine, et son petit époux,
Ne seraient-ils point ceux qui parlent mal de nous?
105 Ceux de qui la conduite offre le plus à rire,
Sont toujours sur autrui les premiers à médire;
Ils ne manquent jamais de saisir promptement
L'apparente lueur du moindre attachement,
D'en semer la nouvelle avec beaucoup de joie,
110 Et d'y donner le tour qu'ils veulent qu'on y croie.
Des actions d'autrui, teintes de leurs couleurs,
Ils pensent dans le monde autoriser les leurs,
Et sous le faux espoir de quelque ressemblance,
Aux intrigues qu'ils ont, donner de l'innocence,
115 Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés
De ce blâme public dont ils sont trop chargés.

MADAME PERNELLE
Tous ces raisonnements ne font rien à l'affaire :
On sait qu'Orante mène une vie exemplaire ;
Tous ses soins vont au Ciel, et j'ai su par des gens,
120 Qu'elle condamne fort le train qui vient céans.

DORINE
L'exemple est admirable, et cette dame est bonne:
Il est vrai qu'elle vit en austère personne;
Mais l'âge, dans son âme, a mis ce zèle ardent,
Et l'on sait qu'elle est prude, à son corps défendant,
125 Tant qu'elle a pu des cœurs attirer les hommages,
Elle a fort bien joui de tous ses avantages:
Mais voyant de ses yeux tous les brillants* baisser,
Au monde, qui la quitte, elle veut renoncer;
Et du voile pompeux d'une haute sagesse,
130 De ses attraits usés, déguiser la faiblesse.
Ce sont là les retours des coquettes du temps.
Il leur est dur de voir déserter les galants.
Dans un tel abandon, leur sombre inquiétude
Ne voit d'autre recours que le métier de prude;
135 Et la sévérité de ces femmes de bien,
Censure toute chose, et ne pardonne à rien;
Hautement, d'un chacun, elles blâment la vie,
Non point par charité, mais par un trait d'envie
Qui ne saurait souffrir qu'une autre ait les plaisirs*,
140 Dont le penchant de l'âge a sevré leurs désirs.

MADAME PERNELLE
Voilà les contes bleus* qu'il vous faut, pour vous plaire.
Ma bru, l'on est, chez vous, contrainte de se taire ;
Car Madame*, à jaser, tient le dé tout le jour:
Mais enfin, je prétends discourir à mon tour.
145 Je vous dis que mon fils n'a rien fait de plus sage,
Qu'en recueillant chez soi ce dévot personnage;
Que le Ciel au besoin* l'a céans envoyé,
Pour redresser à tous votre esprit fourvoyé;
Que pour votre salut vous le devez entendre,
150 Et qu'il ne reprend rien, qui ne soit à reprendre.
Ces visites, ces bals, ces conversations,
Sont, du malin esprit, toutes inventions.
Là, jamais on n'entend de pieuses paroles,
Ce sont propos oisifs, chansons, et fariboles;
155 Bien souvent le prochain en a sa bonne part,
Et l'on y sait médire, et du tiers, et du quart.
Enfin les gens sensés ont leurs têtes troublées,
De la confusion de telles assemblées:
Mille caquets divers s'y font en moins de rien;
160 Et comme l'autre jour un docteur dit fort bien,
C'est véritablement la tour de Babylone,
Car chacun y babille, et tout du long de l'aune*;
Et pour conter l'histoire où ce point l'engagea...
Voilà-t-il pas Monsieur qui ricane déjà?
165 Allez chercher vos fous qui vous donnent à rire;
Et sans... Adieu, ma bru, je ne veux plus rien dire.
Sachez que pour céans j'en rabats de moitié*,
Et qu'il fera beau temps, quand j'y mettrai le pied.
(Donnant un soufflet à Flipote.)
Allons, vous; vous rêvez, et bayez aux corneilles ;
170 Jour de Dieu*, je saurai vous frotter les oreilles ;
Marchons, gaupe*, marchons.
Le Tartuffe, Acte 1 Scène 2 >>
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