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Le Bourgeois Gentilhomme COVIELLE, déguisé en voyageur, MONSIEUR JOURDAIN, LAQUAIS.
Scène III
COVIELLE, déguisé en voyageur, MONSIEUR JOURDAIN, LAQUAIS.
COVIELLE: Monsieur, je ne sais pas si j'ai l'honneur d'être
connu de vous.
MONSIEUR JOURDAIN: Non, Monsieur.
COVIELLE: Je vous ai vu que vous n'étiez pas plus grand que cela.
MONSIEUR JOURDAIN: Moi!
COVIELLE: Oui, vous étiez le plus bel enfant du monde, et
toutes les dames vous prenaient dans leurs bras pour vous baiser.
MONSIEUR JOURDAIN: Pour me baiser!
COVIELLE: Oui. J'étais grand ami de feu Monsieur votre père.
MONSIEUR JOURDAIN: De feu Monsieur mon père!
COVIELLE: Oui. C'était un fort honnête gentilhomme.
MONSIEUR JOURDAIN: Comment dites-vous?
COVIELLE: Je dis que c'était un fort honnête gentilhomme.
MONSIEUR JOURDAIN: Mon père!
COVIELLE: Oui.
MONSIEUR JOURDAIN: Vous l'avez fort connu?
COVIELLE: Assurément.
MONSIEUR JOURDAIN: Et vous l'avez connu pour gentilhomme?
COVIELLE: Sans doute.
MONSIEUR JOURDAIN: Je ne sais donc pas comment le monde est fait.
COVIELLE: Comment?
MONSIEUR JOURDAIN: Il y a de sottes gens qui me veulent dire
qu'il a été marchand.
COVIELLE: Lui marchand! C'est pure médisance, il ne l'a jamais
été. Tout ce qu'il faisait, c'est qu'il était fort
obligeant, fort officieux; et comme il se connaissait fort bien
en étoffes, il en allait choisir de tous les côtés, les
faisait apporter chez lui, et en donnait à ses amis pour de l'argent.
MONSIEUR JOURDAIN: Je suis ravi de vous connaître, afin que
vous rendiez ce témoignage-là, que mon père était
gentilhomme.
COVIELLE: Je le soutiendrai devant tout le monde.
MONSIEUR JOURDAIN: Vous m'obligerez. Quel sujet vous amène?
COVIELLE: Depuis avoir connu feu Monsieur votre père,
honnête gentilhomme, comme je vous ai dit, j'ai voyagé par
tout le monde.
MONSIEUR JOURDAIN: Par tout le monde!
COVIELLE: Oui.
MONSIEUR JOURDAIN: Je pense qu'il y a bien loin en ce
pays-là.
COVIELLE: Assurément. Je ne suis revenu de tous mes longs
voyages que depuis quatre jours; et par l'intérêt que je
prends à tout ce qui vous touche, je viens vous annoncer la
meilleure nouvelle du monde.
MONSIEUR JOURDAIN: Quelle?
COVIELLE: Vous savez que le fils du Grand Turc est ici?
MONSIEUR JOURDAIN: Moi? Non.
COVIELLE: Comment? il a un train tout à fait magnifique; tout
le monde le va voir, et il a été reçu en ce pays comme
un seigneur d'importance.
MONSIEUR JOURDAIN: Par ma foi! je ne savais pas cela.
COVIELLE: Ce qu'il y a d'avantageux pour vous, c'est qu'il est
amoureux de votre fille.
MONSIEUR JOURDAIN: Le fils du Grand Turc?
COVIELLE: Oui; et il veut être votre gendre.
MONSIEUR JOURDAIN: Mon gendre, le fils du Grand Turc!
COVIELLE: Le fils du Grand Turc votre gendre. Comme je le fus
voir, et que j'entends parfaitement sa langue, il s'entretint
avec moi; et, après quelques autres discours, il me dit:
Acciam croc soler ouch alla moustaph gidelum amanahem varahini
oussere carbulath, c'est-à-dire: "N'as-tu point vu une
jeune belle personne, qui est la fille de Monsieur Jourdain,
gentilhomme parisien?"
MONSIEUR JOURDAIN: Le fils du Grand Turc dit cela de moi?
COVIELLE: Oui. Comme je lui eus répondu que je vous
connaissais particulièrement, et que j'avais vu votre fille:
"Ah! me dit-il, marababa sahem"; c'est-à-dire
"Ah! que je suis amoureux d'elle!"
MONSIEUR JOURDAIN: Marababa sahem veut dire "Ah! que je suis
amoureux d'elle" ?
COVIELLE: Oui.
MONSIEUR JOURDAIN: Par ma foi! vous faites bien de me le dire,
car pour moi je n'aurais jamais cru que marababa sahem eût
voulu dire: "Ah! que je suis amoureux d'elle!" Voilà
une langue admirable que ce turc!
COVIELLE: Plus admirable qu'on ne peut croire. Savez-vous bien ce
que veut dire cacaracamouchen?
MONSIEUR JOURDAIN: Cacaracamouchen? Non.
COVIELLE: C'est-à-dire: "Ma chère âme."
MONSIEUR JOURDAIN: Cacaracamouchen veut dire "ma chère
âme" ?
COVIELLE: Oui.
MONSIEUR JOURDAIN: Voilà qui est merveilleux! Cacaracamouchen,
"Ma chère âme." Dirait-on jamais cela? Voilà
qui me confond.
COVIELLE: Enfin, pour achever mon ambassade, il vient vous
demander votre fille en mariage; et pour avoir un beau-père
qui soit digne de lui, il veut vous faire mamamouchi, qui est une
certaine grande dignité de son pays.
MONSIEUR JOURDAIN: Mamamouchi?
COVIELLE: Oui, Mamamouchi; c'est-à-dire, en notre langue,
paladin. Paladin, ce sont de ces anciens. Paladin enfin. Il n'y a
rien de plus noble que cela dans le monde, et vous irez de pair
avec les plus grands seigneurs de la terre.
MONSIEUR JOURDAIN: Le fils du Grand Turc m'honore beaucoup, et je
vous prie de me mener chez lui pour lui faire mes remercîments.
COVIELLE: Comment? le voilà qui va venir ici.
MONSIEUR JOURDAIN: Il va venir ici?
COVIELLE: Oui; et il amène toutes choses pour la
cérémonie de votre dignité.
MONSIEUR JOURDAIN: Voilà qui est bien prompt.
COVIELLE: Son amour ne peut souffrir aucun retardement.
MONSIEUR JOURDAIN: Tout ce qui m'embarrasse ici, c'est que ma
fille est une opiniâtre, qui s'est allée mettre dans la
tête un certain Cléonte, et elle jure de n'épouser
personne que celui-là.
COVIELLE: Elle changera de sentiment quand elle verra le fils du
Grand Turc; et puis il se rencontre ici une aventure
merveilleuse, c'est que le fils du Grand Turc ressemble à ce
Cléonte, à peu de chose près. Je viens de le voir, on me
l'a montré; et l'amour qu'elle a pour l'un, pourra passer
aisément à l'autre, et. Je l'entends venir: le voilà.
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